La synergologie (Leborgne)


Le terme synergologie désigne l’étude de la « communication non-verbale ». Il fût inventé par Philippe Turchet en 1987. Le « synergologue » œuvre à établir une grille de lecture de la gestuelle humaine, il étudie les « micromouvements », les combinaisons de mouvements, les attitudes et postures dans leur ensemble. Elle se veut être une science reposant sur des observations systématiques, mais n’a pour le moment pas accédé à ce statut. D’après son principal postulat, tout geste est univoque, c’est-à-dire qu’il a une signification précise, il peut donc être interprété. Cela dit, les synergologues relativisent : un seul geste est insuffisant, il s’inscrit dans un ensemble de mouvements qui, additionnés et mis en relation, permettent de comprendre ce que traverse intérieurement l’individu. Ainsi, vous dira-t-on, un individu se grattant le nez avec insistance est en proie à un stress fort car il cache quelque chose - éventuellement, il est en train de mentir. Un autre postulat de la synergologie veut que les micro-démangeaisons que nous ressentons parfois (légère sensation de piqure sur la peau qui donne envie de se gratter) soient provoquées par le cerveau en réaction à des situations bien précises. On explique en formation : vous grattez le nez parce que votre ancêtre le reptile enfouissait son nez pour se cacher (un peu comme le chat met la tête derrière un rideau et pense être devenu invisible). Pour le synergologue, les gestes trouvent, chez tous les hommes, les mêmes raisons d’être et les mêmes significations, puisqu’ils héritent des mêmes ancêtres. La synergologie prétend donc à l’universalité.
Elle connaît un franc succès depuis son apparition. On la trouve largement répandue dans les milieux professionnels, notamment. C’est compréhensible : voulez-vous percer les secrets de vos interlocuteurs ? Détecter le mensonge, le malaise, lire à travers vos employés et ne plus dépendre de cet outil dépassé qu’est la parole ? Rejoignez nos formations, vous saurez tout et plus rien ne vous échappera ! Vous, lecteur et néophyte, quand vous passerez un entretien d’embauche, surtout ne vous grattez pas le nez… Car la plupart des recruteurs, négociateurs, des cadres sont formés à la synergologie. Les entreprises paient (très) cher leur formation dans ce domaine afin qu’ils apprennent cette technique révolutionnaire. Elle a réussi ce tour de force, de s’être imposée dans le monde de l’entreprise et d’être devenue indispensable en quelques années (juste ou erronée, si interprétation il y a, alors vous devez le savoir). Mais la synergologie s’adresse également à toute personne souhaitant améliorer sa « compréhension de l’autre »… On est en droit de se demander d’où vient un tel succès ? Pour ma part, entre autres, j’y trouve la trace d’une nette détérioration de la communication entre les individus dans nos sociétés, et un avatar de l'"expansion du domaine de la manipulation". Quel besoin aurait-on d’interpréter la gestuelle si le langage suffisait à communiquer ? L’on peut aussi y voir une forme de voyeurisme, ou encore le résultat d’une insécurité… Je vous laisse compléter la liste, là n’est pas l’intérêt de mon propos. Tout n’est pas non plus négatif dans les raisons qui poussent vers ces théories. Elle répondent à un besoin. Au reste, d’antan, marchands et négociants se réservaient les précieux secrets quant à ce que le corps veut dire.
Les effets et non les origines de sa diffusion m'interpellent – mieux, m’inquiètent. Un langage est en train de se former sous le langage, de plus en plus prégnant, détrônant l’expression orale puisqu’un autre présupposé transporté avec la synergologie, c’est l’honnêteté du corps. Qu’importe ce que vous dites, vos gestes sont l’expression pure, non consciente de ce que vous pensez (…). Ensuite, n’avoir pas connaissance des interprétations faîtes de ses gestes, voilà qui porte un sérieux préjudice au néophyte. La synergologie est une forme de domination très pernicieuse, elle ôte son dire à l’autre sans qu'il le sache. Votre parole, votre communication ne vous appartiennent plus face à un recruteur formé à interpréter vos gestes. Par ailleurs, la pratique de la synergologie est très normative (ne pas se gratter le nez, ne pas croiser les bras, maitriser les mouvements de pieds etc.) : elle provoque une rapide uniformisation des gestuelles. Et elle brouille la communication lorsque sa pratique n'est accompagnée d'aucun recul critique – et ce n’est certainement pas dans les formations proposées qu’on acquiert un tel recul ; on y vend l'idée que chaque geste dit une vérité - : les synergologues interprètant les gestes et s’adaptant en conséquence, l’interlocuteur néophyte n’y comprend rien s’il ne sait pas à quoi ils réagissent, l’incompréhension se creuse, c’est le quiproquo, la frustration. Mais le quiproquo classique, lui, peut être défait par la parole, quand le quiproquo synergologique, lui, est indémêlable puisque, la plupart du temps, le synergologue en herbe ne voudra pas vendre la mèche et perdre ce qu’il croit être un avantage. Pourquoi parler si le corps dit vrai ?
Voilà une citation affichée avec beaucoup de fierté sur un des principaux sites francophones en synergologie (http://blog.synergologie.org) : « Après tout, si nous pouvions vraiment comprendre 93% de ce que les gens disent sans recourir aux mots, il n’y aurait pas besoin d’apprendre les langues étrangères et personne ne s’en tirerait jamais avec un mensonge ». On voit bien l’esprit… Et le manque de réflexion ! Je ne me permettrai pas de juger de la validité des thèses en synergologie, n’ayant pas les ressources scientifiques pour les infirmer (du moins n’est-il pas ici nécessaire de se noyer dans de grandes ou petites considérations sur l’être humain). Mais il n’est pas non plus besoin d’être un puissant penseur pour comprendre que la synergologie ne peut pas se répandre sans s’autodétruire : quand on apprend que se gratter le nez signifie cacher quelque chose, quelle est la réaction au prochain picotement de nez face à un interlocuteur qui a autant de raisons que soi d'avoir appris cette théorie ? Apprendre ces théories implique la conscientisation des mouvements et l'adaption de la communication.
Vous l’aurez compris, je ne suis pas vraiment un fan de cette pratique. En vérité, je pense qu’il faut activement lutter contre elle, détruire ses présupposés et empêcher sa diffusion. Cette "discipline" est une fumisterie qui tourne mal, qui participe à la domination des plus faibles, à l'uniformisation dans le monde de l'entreprise et en dehors, à creuser les difficultés de communication... Bref, elle a des conséquences non négligeables.