Le "paradoxe" d’une société qui
demande à ses membres d’êtres des individus individualisés (distancié d'elle) n’est
pas sans susciter certaines tensions psychiques et sociales. Une illustration pourrait être le reproche qu’on entend
si souvent faire aux hommes politiques : la fameuse langue de
bois. Un homme politique occupe une fonction, il a un rôle sur la scène
publique qui ne lui appartient pas en propre en tant qu’il est, dans son rôle, au service
d’un ensemble - à l’intérieur d’un parti ou d’un gouvernement par exemple -
; et pourtant, s’il s’en tient à ce rôle, à ce que demande sa fonction, s’il n’accompagne
pas ses propos d’une note personnelle, le voilà immanquablement taxé de donner
dans la langue de bois. En sorte qu’il doit toujours y aller de son avis
personnel, de sa petite impression bien à lui - de préférence
accompagnée d’un clin d’œil -, sans quoi le rôle n’est pas remplit jusqu’au bout
et l’audience n’est pas satisfaite. Cette pression implicite aux accents
voyeuristes voudrait in fine que nous
soyons tous définis dans la sphère publique par ce que nous avons de plus
personnel et privé, que nous avancions sans voile aucun : opinions,
croyances, confidences, tout doit être déballé, exhibé aux yeux de tous. On se dirige ultimement
en ce sens vers une négation pure et simple de la sphère privée (et donc de la
sphère publique). Chez soi on s’amuse à inviter le monde entier à nous découvrir
par le biais d’internet, et la sphère privée envahit la scène publique jusqu’à
interférer avec les rôles et les fonctions. Amis philosophes aspirants, nous devons nous lever contre cette absurdité ! Nous devons la combattre et réhabiliter la sphère privée ! (oui je suis sur un blog, mais je vous emmerde alors ça va).
Il faut voir les causes du phénomène. Pourquoi la masse exige-t-elle que les dessous de chacun soient dévoilés, clairement exposés et définis ? Parce que la masse a peur d'elle-même ! Les individus vivent aujourd'hui avec la sensation que l'autre est essentiellement étranger et potentiellement dangereux, ce en quoi ils n'ont pas tout à fait tors (là où l'on se trompe c'est en pensant que l'étranger est dangereux, alors qu'en vérité le danger vient essentiellement du familier). Enfin, cela n'est pas sans provoquer une certaine crainte, une appréhension, et nous voilà suspectant le brave type qui s'en tient à ce qu'exige son rôle de ne s'y tenir que parce qu'il a quelque horreur à cacher par dessous, qu'elle soit de l'ordre de l'organisation qu'il représente ou pire, de l'individu qu'il est, et qui risque à tout instant nous gicler en pleine gueule. Il semble ne présenter qu'une façade et nous devinons le pire sous icelle. Mais n'est-ce pas, là-dessous, la projection de nos propre détritus et que faute de voir avec lucidité en nous, nous projetons en l'autre ? C'est une autre question.